Chapitre 50
Verna posa une main sur le levier de cuivre. La pièce était protégée par un bouclier… Elle prit une grande inspiration et frappa.
— Entrez, dit une voix assourdie.
Le bouclier se dissipa. Verna ouvrit le battant de droite et avança. Dans l’antichambre, deux femmes étaient assises à des bureaux qui flanquaient une autre porte. Aucune ne leva le nez de ses travaux d’écriture.
— Oui, marmonna celle de gauche sans cesser de faire gratter sa plume sur le papier. Que voulez-vous ?
— Sœur Ulicia, je suis venue rapporter le livre de voyage.
— Posez-le sur mon bureau… Vous viendrez au banquet, ce soir ? Il est en votre honneur, et vous serez sûrement ravie de refaire connaissance avec de vieilles amies.
— J’ai plus urgent à faire, désolée… Sœur Ulicia, je veux remettre le livre à la Dame Abbesse. En mains propres. Et lui parler.
Les deux femmes relevèrent la tête.
— Hélas, la Dame Abbesse ne souhaite pas vous voir. Elle est trop occupée pour s’occuper d’affaires sans importance.
— Sans importance ? Sans importance ! tonna Verna.
— N’élevez pas la voix dans ce bureau, sœur Verna !
Ulicia plongea sa plume dans l’encrier et se pencha de nouveau sur ses écritures.
Verna fit un pas en avant. L’air brilla soudain devant elle. Un bouclier puissant défendait la seconde porte.
— La Dame Abbesse est occupée, grogna Ulicia. Si elle estime que votre retour le mérite, elle vous fera convoquer. Posez le livre de voyage sur mon bureau. Je m’assurerai qu’il lui parvienne.
— J’ai été rétrogradée au rang de novice, lâcha Verna. (Les deux femmes relevèrent la tête.) Parce que j’ai obéi scrupuleusement aux ordres de la Dame Abbesse ! Malgré mes réticences, j’ai fait ce qu’elle me demandait, et me voilà punie. Pour avoir été loyale ! Je veux connaître les raisons de ma disgrâce !
Ulicia se tourna vers sa compagne.
— Sœur Finella, veuillez envoyer un rapport à l’intendante des novices. Signalez-lui que Verna Sauventreen est entrée sans invitation dans le bureau de la Dame Abbesse. Et qu’elle s’est autorisé une tirade indigne de quelqu’un qui aspire à devenir une Sœur de la Lumière.
Finella, l’air ennuyé, coula un regard noir à Verna.
— Eh bien, novice Verna, vous méritez une lettre de réprimande le premier jour de votre initiation au palais… (Elle émit un claquement de langue désapprobateur.) J’espère que vous apprendrez à vous tenir. Sinon, n’escomptez pas devenir un jour une Sœur de la Lumière.
— Ce sera tout, novice, grogna Ulicia. Vous pouvez disposer.
Verna tourna les talons. Entendant une série de bruits sourds, elle se retourna et vit qu’Ulicia tapotait nerveusement sur son bureau.
— Le livre de voyage ! Et quand une novice est renvoyée par une sœur, elle ne file pas comme une malpropre.
Verna tira le petit livre noir de sa ceinture et le posa doucement sur le bureau.
— Vous avez raison… (Elle fit une révérence.) Merci de m’avoir accordé un peu de votre temps, mes sœurs…
Verna poussa un lourd soupir en refermant la porte derrière elle. Elle s’y adossa un moment, pensive.
Les yeux baissés, elle s’éloigna dans le couloir et traversa une enfilade de halls. À une intersection, elle faillit percuter quelqu’un. Elle releva la tête… et découvrit un visage qu’elle avait espéré ne plus revoir.
— Verna, que je suis content ! s’exclama l’homme.
Il n’avait pas vieilli d’un iota, à part ses épaules, bien plus larges, et ses cheveux un rien plus longs. Verna se retint de lui caresser la joue… et de tomber dans ses bras.
— Jedidiah, dit-elle en rebaissant les yeux. Tu as l’air en pleine forme. Et tu n’as pas du tout changé… On dirait que le temps ne t’a pas flétri…
— Et toi, tu parais… hum…
— Le mot que tu cherches est « vieille ». C’est vrai, moi, les ans ne m’ont pas épargnée.
— Verna, quelques rides et quelques livres en trop ne fanent pas une beauté comme la tienne.
— Toujours aussi galant, à ce que je vois… (Elle désigna sa tunique marron unie.) Et tu as continué à étudier, pour obtenir un tel avancement. Je suis fière de toi.
Jedidiah éluda le compliment d’un haussement d’épaules.
— Parle-moi plutôt du nouveau que tu as ramené.
— Tu ne m’as pas revue depuis près de vingt ans, et c’est tout ce qui t’intéresse ? Je suis sortie de ton lit pour partir en mission, et tu ne veux pas savoir comment ça s’est passé ? Ni ce que je ressens pour toi après tout ce temps ? Ou si j’ai trouvé quelqu’un d’autre ? Je suppose que le choc de me voir si décrépite t’a fait oublier toutes ces questions ?
— Verna, tu n’es plus une gamine… Tu sais bien qu’aucun de nous deux ne pouvait espérer, après tant d’années…
— Bien sûr que je le sais ! Je ne me faisais pas d’illusions… Mais j’aurais aimé, à mon retour, être traitée avec un peu de tact et de sensibilité.
— Navré, Verna, mais je t’ai toujours tenue pour une femme qui appréciait la franchise. Moi, j’ai appris tant de choses sur la vie, depuis ma lointaine jeunesse…
— Bonne nuit, Jedidiah.
— Et ma question ? lança l’homme d’un ton désagréable qu’il rectifia aussitôt. À quoi ressemble le nouveau ?
— Tu étais là, je t’ai vu… Richard est exactement ce dont il a l’air.
— J’ai également vu ce qui t’est arrivé. Mais j’ai une certaine influence auprès de quelques sœurs haut placées… Je pourrai peut-être intervenir. Si tu satisfais ma curiosité, tes ennuis ont une chance de s’arranger.
— Bonne nuit, Jedidiah, répéta Verna avant de s’éloigner.
Comment avait-elle pu être aussi aveugle, dans sa jeunesse ? Elle se souvenait de Jedidiah comme d’un garçon affectueux et sincère. Le temps avait-il embelli la réalité ?
Ou était-elle trop préoccupée pour lui avoir laissé l’occasion de se montrer plus gentil ? Elle devait avoir l’air d’une souillon. Si elle s’était lavée, changée – ou au moins peignée – avant de le voir, tout aurait pu être différent. Mais elle n’avait pas eu le temps…
Si elle lui avait caressé la joue, se serait-il souvenu des larmes qu’il avait versées, le jour de son départ ? Et de la promesse qu’il lui avait faite ? Un serment, comprit-elle, qu’il s’était empressé d’oublier dès qu’elle avait eu le dos tourné.
Elle s’engagea dans le couloir qui menait aux quartiers des novices. S’arrêtant devant les portes, elle hésita un moment. La fatigue l’avait rattrapée. Et travailler aux écuries du matin au soir serait épuisant. Pourtant, elle fit demi-tour.
Avant de se coucher, elle avait quelque chose à taire…
Pasha s’arrêta devant une grande porte ronde en chêne noir nichée au cœur d’une arche décorée de sculptures imitant un treillis de lierre.
— Ta « cellule »…
— Il n’y a pas de serrure… Comment m’y enfermerez-vous ?
Pasha sembla surprise de cette question.
— Nous ne cloîtrons pas nos garçons. Tu es libre d’aller et venir à ta guise.
— Vous voulez dire que je peux me promener dans ce bâtiment ?
— Non, presque partout dans le palais, et même en ville, si ça te chante. Beaucoup de nos sujets passent une grande partie de leur temps dans la cité.
Pasha rosit et détourna le regard, supposant qu’il avait saisi le sous-entendu.
— Et hors de la ville ?
— Je me demande pourquoi tu ferais ça, mais rien ne t’en empêche. (Pasha plissa le front.) Cela dit, ne t’approche pas du bois de Hagen. C’est très dangereux. Verna te l’a-t-elle signalé pendant le voyage ? Es-tu prévenu ?
— Oui… À quelle distance puis-je m’éloigner de la cité ?
— Le Rada’Han t’empêchera d’aller trop loin. Nous devons toujours être en mesure de te localiser. Mais ça représente plusieurs lieues dans le périmètre du Palais des Prophètes.
— Combien de lieues ?
— Plus que tu n’auras envie d’en parcourir. Presque jusqu’au territoire des sauvages, je crois…
— Vous parlez des Baka Ban Mana ?
— Oui…
— Et je pourrai me promener seul ?
Pasha plaqua les poings sur ses hanches.
— Tu es sous ma responsabilité. À partir de maintenant, je t’accompagnerai presque partout. Quand tu seras un peu plus expérimenté, je te laisserai davantage la bride sur le cou.
— Donc, j’aurai le droit de partir me promener à ma guise ?
— Eh bien, tu devras vivre au palais, et être présent pour tes leçons. Je me chargerai d’une partie de ta formation, et d’autres sœurs interviendront. Nous t’enseignerons à toucher ton Han. Quand tu y parviendras, nous t’apprendrons à le contrôler.
— Pourquoi aurai-je plusieurs professeurs ?
— Parce que les Han de certaines personnes s’harmonisent parfois mieux que d’autres. Et les sœurs ont plus d’expérience et de connaissances que moi. Nous tenterons des expériences pour savoir avec qui tu travailles le mieux. Ensuite, tu n’auras plus qu’une formatrice.
— Sœur Verna figurera-t-elle parmi les candidates ?
— Elle n’a plus droit au titre de sœur… C’est une novice, désormais, et tu devras l’appeler Verna, simplement. À part moi, parce que tu m’as été affecté, les novices ne peuvent pas donner de leçons. Et celles du premier niveau, comme Verna, ne doivent avoir aucun rapport avec nos garçons. La mission d’une novice est d’apprendre, pas d’enseigner…
Richard douta de pouvoir un jour penser à sœur Verna comme à… Verna, Cela lui paraissait si étrange…
— Quand redeviendra-t-elle une sœur ?
— Elle devra servir comme une novice, et avancer tout doucement. Quand j’étais petite, j’ai commencé par récurer les casseroles, aux cuisines. Il m’a fallu longtemps pour avoir une chance de faire mes preuves. Si elle travaille dur, Verna pourra réussir, comme moi. Jusque-là, elle devra obéir et servir…
Richard était furieux que Verna subisse ce sort à cause de lui. Le temps de redevenir une Sœur de la Lumière, elle serait une très vieille femme… Il préféra changer de sujet.
— Pourquoi les « garçons » sont-ils autorisés à aller et venir librement ?
— Parce que vous n’êtes pas dangereux pour les gens… Plus tard, quand tu auras appris à contrôler ton Han, ta liberté de déplacement sera limitée. Les habitants de Tanimura craignent les sujets qui maîtrisent leur pouvoir, parce qu’il y a eu, dans le passé, de regrettables accidents. Quand un élève commence à dominer son Han, on lui interdit d’aller en ville. Lorsqu’il devient un sorcier, son régime se durcit encore. Vers la fin, juste avant d’être libéré, il est consigné dans certaines zones du palais…
» Pour l’instant, tu es libre comme l’air. Grâce à ton Rada’Han, je saurai où tu es.
— Et toutes les sœurs pourront me localiser à cause de ce foutu anneau de métal ?
— Non. Seulement celle qui te l’a remis, et moi, puisque tu es sous ma responsabilité. Mon Han devra reconnaître la « signature » unique de ton Rada’Han.
Elle ouvrit la porte, entra dans la pièce obscure et fit un petit geste : toutes les lampes à huile s’allumèrent aussitôt.
— J’espère que vous m’apprendrez ce truc, marmonna Richard.
— Ce n’est pas un « truc », mais une manifestation de mon Han. Une des plus simples parmi celles que je t’enseignerai.
Autour de ses moulures, le plafond de la grande pièce était zébré de lignes de différentes couleurs qui dessinaient des motifs géométriques. Les murs étaient lambrissés en bois de merisier clair. De somptueux rideaux bleus protégeaient les hautes fenêtres. Il y avait une cheminée, flanquée de deux belles colonnes blanches. Le parquet disparaissait presque sous une profusion d’épais tapis. Des chaises et des sofas qui invitaient à la détente attendaient un peu partout, en particulier autour de la cheminée.
La modeste maison de Richard serait entrée deux fois dans ces quartiers de prince. Impressionné, il fit glisser son sac de son épaule et le posa près de l’âtre, avec son carquois et son arc.
Sur la droite, il remarqua une baie vitrée aux portes coulissantes tendues de rideaux couleur crème. Derrière, un immense balcon fleuri dominait la cité, Richard alla l’explorer.
— Les couchers de soleil sont splendides, vus de ce balcon, dit Pasha.
Le Sourcier se fichait des couchers de soleil ! Il étudia la cour intérieure, le portail, les routes, les soldats en patrouille et les ponts, dans le lointain. Il devait graver tous ces détails dans son esprit…
Il revint à l’intérieur et alla ouvrir une porte, au fond de la pièce. Derrière, il découvrit une chambre à coucher aux dimensions stupéfiantes. Au milieu trônait le plus grand lit qu’il air vu de sa vie. Une seconde baie vitrée donnait sur un autre balcon. Mais celui-là était orienté au sud, vers l’océan.
— Une vue magnifique, dit Pasha. Et très romantique… (Elle remarqua qu’il étudiait la configuration du palais.) De l’autre côté de cette cour se trouvent les principaux quartiers des femmes, où habitent la majorité des sœurs. (Elle agita sous le nez de Richard un index menaçant.) Tu t’en tiendras éloigné, jeune homme. (Elle ajouta dans un souffle :) Sauf si l’une d’entre elles t’invite dans sa chambre…
— Comment dois-je vous appeler ? demanda Richard. sœur Pasha ?
— Non. Je suis toujours une novice, même si j’espère devenir une sœur grâce à toi. Appelle-moi simplement « Pasha ».
— Moi aussi, j’ai un nom, grogna le Sourcier. Richard ! Vous avez du mal à le garder en tête ?
— Eh bien, tu es sous ma responsabilité, et…
— Si la mémoire continue à vous manquer, dites adieu à vos chances de devenir une sœur, parce que je ferai tout pour saboter votre travail. Vous me comprenez bien, Pasha ?
— N’élève pas la voix devant moi, jeune homme… (La novice déglutit péniblement.) Je veux dire : ne prends pas ce ton avec moi, Richard…
— Vous voyez, ça n’est pas si difficile ! Merci.
Il espéra qu’elle en resterait là : il n’avait aucune envie d’être conciliant si elle s’entêtait.
Il se détourna du balcon, car la vue l’intéressait peu.
Elle le suivit comme une ombre alors qu’il explorait la chambre.
— Richard, tu devras apprendre les bonnes manières, sinon, je…
À bout de patience, le Sourcier se retourna, obligeant Pasha à freiner des quatre fers pour ne pas le percuter.
— Vous n’avez jamais été responsable de quelqu’un, pas vrai ? (La novice ne répondit pas.) À mon avis, c’est la première fois, et vous crevez de peur à l’idée de saloper le boulot. Dans votre inexpérience, vous croyez qu’un comportement tyrannique masquera votre incompétence.
— Eh bien, je…
— Ne craignez pas de me montrer que vous n’avez pas l’habitude de commander, Pasha. Le véritable risque, c’est que je vous tue.
— N’ose plus jamais me menacer ! cria Pasha.
— Pour vous, insista Richard, c’est un jeu. On tient son chiot en laisse, on lui apprend à lécher la main qui le tourmente, et on gagne de l’avancement ! (Il baissa le ton.) Pour moi, ce n’est pas un jeu, mais une question de vie ou de mort. Je suis prisonnier, un collier autour du cou, comme un animal ou un esclave. Je contrôle ma propre vie dans la mesure que vous me concédez. Et je sais que vous me torturerez pour briser ma volonté. Je ne vous menace pas, Pasha. Je jure de vous tuer si c’est nécessaire.
— Tu te trompes à mon sujet, Richard. Je veux être ton amie.
— Non, vous êtes ma geôlière ! (Il brandit à son tour un index.) Ne me tournez jamais le dos, sinon, je vous abattrai. Comme j’ai exécuté celle qui, avant vous, m’a forcé à porter un collier.
— Richard, j’ignore ce qui t’est arrivé, mais nous ne sommes pas comme cette… personne. Ma vocation est d’aider les autres à voir la Lumière du Créateur.
Le Sourcier se sentit dangereusement près de lâcher la bonde à sa magie. Il lutta pour se contrôler, car ce n’était pas le moment.
— Votre théologie fumeuse ne m’intéresse pas ! Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, c’est tout !
— Je n’oublierai pas… (Pasha réussit à sourire.) Pardon de t’avoir insulté en n’utilisant pas ton prénom. Je croyais bien agir en respectant les règles qu’on m’a enseignées, mais c’était une erreur.
— Au diable les règles ! Soyez vous-même et vous aurez moins de problèmes dans la vie.
— Si ça t’aide à croire que je veux seulement ton bien, je suis prête à le faire. À présent, assieds-toi au bord du lit.
— Pourquoi ?
Pasha ne bougea pas. Pourtant, Richard sentit qu’on le poussait doucement. Il ne résista pas, et se retrouva assis au bord du lit.
— Ne…
Pasha avança et se campa entre les jambes du jeune homme.
— Silence… Laisse-moi travailler. Comme je te l’ai dit, il faut que mon Han reconnaisse la signature de ton collier, afin que je sache à tout moment où tu es.
Elle posa les deux mains de chaque côté du cou de Richard – sur le Rada’Han – et ferma les yeux. Ses seins au niveau du visage de l’élève, elle inspira profondément, les faisant tendre à craquer le tissu de sa robe.
Le Sourcier sentit un doux picotement qui se diffusa jusqu’à la pointe de ses pieds et remonta lentement jusqu’au sommet de son crâne. L’expérience était un peu… inconfortable… mais pas déplaisante. À vrai dire, plus elle durait et plus cela devenait agréable.
Lorsque Pasha retira ses mains, la disparition de cette sensation fut un petit calvaire pour Richard. Le monde sembla tourner autour de lui et il secoua la tête pour chasser son malaise.
— Que m’avez-vous fait ?
— J’ai permis à mon Han de reconnaître ton collier. (Pasha aussi semblait un peu sonnée, et une larme roula sur sa joue.) Et un peu de ton Han – de ton essence.
Elle se détourna et Richard se leva.
— À partir de maintenant, vous saurez toujours où je suis ?
Pasha hocha la tête, pas encore tout à fait remise.
— Qu’aimes-tu manger ? demanda-t-elle. Tu as des préférences ?
— Je ne consomme pas de viande.
— Voilà une particularité dont je n’avais jamais entendu parler !
— Et je crois que je n’aime plus le fromage non plus…
— Je communiquerai tes exigences aux cuisiniers.
Un plan se formait dans la tête du Sourcier et Pasha n’avait aucun rôle à y jouer. Il fallait qu’il se débarrasse d’elle !
La novice se campa devant une garde-robe remplie de superbes vêtements : des pantalons en riches tissus, une bonne dizaine de chemises, la plupart blanches, et des manteaux de toutes les couleurs.
— C’est à toi, Richard…
— Tout le monde a eu l’air étonné que je sois adulte. Pourquoi ces habits sont-ils à ma taille ?
Pasha inspecta attentivement les tenues, touchant le tissu pour s’assurer qu’il était doux au contact.
— Quelqu’un devait savoir… Verna doit avoir averti les autres.
— Sœur Verna !
— Désolée, Richard, mais elle n’a plus droit à ce titre. (Pasha sortit une chemise blanche.) Tu l’aimes ?
— Non. J’aurais l’air d’un bouffon avec ce truc sur le dos.
— Moi, je crois que tu serais superbe… Mais si tu veux autre chose, il y a de l’argent sur cette table, à côté du lit. Nous irons en ville, et tu achèteras ce que tu voudras.
Richard jeta un coup d’œil sur la table. Il repéra une coupe d’argent pleine de pièces du même métal, et une coupe d’or débordant de pièces jaunes. Une fortune dont il n’aurait pas gagné la moitié en travaillant toute sa vie comme guide.
— Cet argent ne m’appartient pas.
— Si ! Tu es invité au palais, et nous te fournissons tout ce dont tu as besoin. (Pasha sortit un manteau rouge aux épaulettes et boutons jaunes.) Richard, tu auras l’air d’un prince là-dedans !
— Même incrusté de pierres précieuses, un collier reste un collier.
— Ça n’a rien à voir avec ton Rada’Han. Tes vêtements sont affreux. Tu as l’air d’un sauvage sorti de ses bois. Essaie donc ce manteau.
Richard lui arracha le vêtement et le jeta sur le lit.
Prenant Pasha par le bras, il la tira sans ménagement jusqu’à la porte de ses appartements.
— Richard, que fais-tu ? Arrête ça !
— La journée a été longue et je suis fatigué, dit le Sourcier en ouvrant la porte. Bonne nuit, sœur Pasha.
— J’essaie seulement d’améliorer ton allure. Tu as l’air d’un barbare ! D’une sombre brute ! D’un animal !
D’un calme glacial, Richard saisit un pan de la robe bleue de la novice – la teinte exacte que Kahlan aurait dû porter à leur mariage.
— Cette couleur ne vous va pas du tout, lâcha-t-il. Absolument pas !
Il poussa la novice dans le couloir et lui claqua la porte au nez.
Après quelques minutes, il rouvrit et sonda le corridor. Aucun signe de Pasha ! Satisfait, il alla fouiller dans son sac, près de la cheminée, et en sortit diverses affaires. Il n’aurait pas besoin de tout emporter. Par exemple, les vêtements de rechange…
Alors qu’il bandait son arc, quelqu’un gratta à sa porte.
Il ne broncha pas, espérant que la novice se découragerait en l’absence de réponse. Pas question qu’elle lui tourne autour en lui donnant des conseils sur son « allure ». Il avait des choses importantes à faire.
Cette fois, on frappa à la porte. Ce n’était peut-être pas la novice…
Dégainant son couteau, Richard alla ouvrir.
— Sœur Verna…
— Je viens de voir Pasha, en larmes, courir dans le couloir. Ça m’étonne de toi, Richard… (Elle leva un sourcil moqueur.) J’aurais cru que ça te prendrait moins longtemps ! Étais-tu obligé de la faire pleurer ?
— Elle a eu de la chance que je ne la fasse pas saigner.
La sœur abaissa son châle, dévoilant ses cheveux bruns bouclés.
— Puis-je entrer ? (Richard hocha courtoisement la tête.) Et tu dois m’appeler simplement Verna. Je ne suis plus une sœur.
Elle entra alors que Richard rengainait son couteau.
— Désolé, mais j’aurais du mal à changer d’habitude. Pour moi, vous êtes et serez toujours sœur Verna.
— Me donner ce titre est inconvenant… (Elle jeta un regard circulaire dans la pièce.) Comment est ton domaine ?
— Un roi pourrait s’en satisfaire… Sœur Verna, je sais que vous ne me croirez pas, mais je suis navré de ce qui vous est arrivé. Je n’avais pas l’intention de vous attirer des ennuis…
— Tu es une source de problèmes pour moi depuis le début, Richard ! Mais cette fois, tu n’y es pour rien. Quelqu’un d’autre m’a mis des bâtons dans les roues…
— Ma sœur, je sais que vous avez été rétrogradée, si j’ose dire, à cause de moi. Pour ce qui est des écuries, vous n’avez que vous à blâmer.
— Les choses ne sont pas toujours ce quelles semblent, Richard. Je déteste récurer les casseroles ! Dans ma jeunesse, c’était ma hantise. J’aime beaucoup plus les chevaux. Ils sont calmes et ne me cherchent pas querelle… C’est encore plus vrai depuis que tu as détruit les mors et que je suis devenue amie avec Jessup. Sœur Maren croyait mener la valse, mais c’était elle qui dansait à mon rythme !
— Vous êtes machiavélique, sœur Verna ! Je suis très fier de vous, même si ça me chagrine qu’on vous ait fait ça…
— Je suis ici pour servir le Créateur. La manière importe peu ! Et je répète que tu n’y es pour rien. Les ordres de la Dame Abbesse ont provoqué ma disgrâce.
— Vous parlez de ceux qui vous interdisaient d’utiliser votre pouvoir sur moi ? Les consignes qu’elle vous transmettait dans le livre noir ?
— Comment sais-tu ça ?
— J’ai reconstitué le puzzle. Vous étiez souvent furieuse contre moi, pourtant vous n’avez jamais rien tenté de magique pour m’arrêter. J’ai compris que vous ne recouriez pas au Rada’Han parce qu’on vous l’avait défendu.
— Question machiavélisme, tu n’es pas mal non plus, Richard. Quand as-tu compris ?
— Dès que j’ai lu le livre noir, dans la tour… Pourquoi êtes-vous venue, ma sœur ?
— Pour voir si tu allais bien. À partir de demain, je n’en aurai plus l’occasion. Enfin, jusqu’à ce que je redevienne une Sœur de la Lumière, dans très longtemps. Les novices du premier niveau ne doivent pas frayer avec les jeunes sorciers. La sanction est très sévère.
— Votre premier jour de noviciat, et vous violez déjà les règles ! Vous prenez trop de risques, ma sœur…
— Il y a des choses plus importantes que le règlement.
Richard eut quelque difficulté à en croire ses oreilles.
— Si on s’asseyait, ma sœur ? proposa-t-il.
— Le temps me manque, Richard. Je suis venue tenir une promesse… et t’apporter quelque chose.
Elle sortit un petit objet de sa poche, le posa dans la paume de Richard et lui ferma les doigts dessus.
Quand il les rouvrit, les genoux du Sourcier manquèrent se dérober. Ce n’était pas un objet, mais la mèche de cheveux de Kahlan, qu’il avait jetée dans une crise de désespoir.
— J’ai récupéré ça notre premier soir de voyage…
— Comment est-ce possible ? souffla Richard.
— Quand tu t’es rendormi, après avoir renoncé à me tuer, je suis allée faire un petit tour, et j’ai trouvé cette mèche de cheveux.
— Je ne peux pas la prendre… Ma sœur, j’ai rendu sa liberté à Kahlan.
— Elle a consenti à un grand sacrifice pour te sauver. J’ai juré de ne pas te laisser oublier à quel point elle t’aime.
— Je lui ai rendu sa liberté, répéta Richard, les mains tremblantes. Elle m’avait rejeté, et…
— Elle t’aime, coupa Verna. Accepte cette mèche. Je te le demande comme une faveur. Pour toi, j’ai jeté le règlement aux orties. Et il y a ma promesse à Kahlan… Aujourd’hui, j’ai pu mesurer à quel point le véritable amour est rare.
Richard eut le sentiment que le palais venait de s’écrouler sur lui.
— Très bien, ma sœur… Je la prends pour vous faire plaisir, mais je sais que Kahlan ne veut plus de moi. Quand on aime quelqu’un, on ne lui demande pas de porter un collier. Et on ne le laisse pas partir au loin. Elle voulait être libre. Par amour, j’ai accompli sa volonté.
— J’espère que tu mesureras un jour combien elle t’aime, et ce qu’elle a sacrifié pour toi. L’amour est un bien précieux qui ne doit jamais être oublié. J’ignore ce que la vie te réserve, mais tu retrouveras l’amour.
» Pour le moment, tu as surtout besoin d’une amie. C’est une offre sincère, Richard.
— M’enlèverez-vous ce collier ?
— C’est impossible, hélas… Cela te ferait du mal, et mon devoir est de te protéger. Le Rada’Han restera en place.
— Dans ce cas, je n’ai pas d’amis. Un homme perdu en territoire hostile, entre des mains hostiles…
— C’est faux ! Mais avec mon nouveau statut, je n’aurai pas le loisir de te convaincre du contraire. Pasha a l’air d’une brave fille. Rapproche-toi d’elle, Richard. Tu as besoin d’une alliée.
— Je ne copine pas avec quelqu’un que je devrai peut-être tuer. Ma sœur, je pensais chaque mot que j’ai dit aujourd’hui.
— Je sais… Mais Pasha a presque ton âge. Parfois, l’amitié est plus facile quand on est de la même génération. À mon avis, elle aimerait être ton amie.
» Ce qu’elle vit avec toi est capital. La relation entre une novice et le futur sorcier dont elle a la charge est une chose unique. Le lien qui se forge ne ressemble à aucun autre, et il dure jusqu’à la fin de leur vie. Elle a aussi peur que toi, Richard ! Pour la première fois de son existence, elle joue le rôle du professeur. Vous apprendrez tous les deux ! Une nouvelle vie s’ouvre devant vous.
— La maîtresse et l’esclave… C’est le seul lien que je vois.
— Aucune novice n’a jamais eu à relever pareil défi…, soupira Verna. Essaie d’être compréhensif avec elle. Pasha va avoir du pain sur la planche, face à toi. Et la Dame Abbesse aussi !
— Avez-vous jamais tué quelqu’un que vous aimiez, ma sœur ?
— Quoi ? Non… bien sûr.
Richard referma un poing sur l’Agiel.
— Denna me contrôlait à travers ma magie, comme vous. Et elle m’a imposé un collier, encore comme vous. On l’avait torturée jusqu’à ce qu’elle perde la raison, et soit prête à tourmenter les autres. J’ai compris comment ça fonctionnait, parce que j’aurais obéi à n’importe quel ordre pour qu’elle cesse de me faire souffrir.
Exalté, le Sourcier sentait à peine la douleur de l’Agiel.
— Je la comprenais… et je l’aimais. Ce fut mon salut. Denna contrôlait la fureur de l’Épée de Vérité. Parce que je l’aimais, j’ai pu faire virer la lame au blanc.
— Au nom du Créateur, tu as réussi cela ?
— J’ai dû accueillir en mon cœur l’amour que j’éprouvais pour elle. Alors, la lame a changé de couleur, et je la lui ai passée à travers le corps pendant qu’elle me regardait tendrement dans les yeux. Mon amour pour elle m’a permis de la tuer, puis de m’enfuir. Aussi longtemps que je vivrai, je ne me pardonnerai pas ce crime.
— Cher Créateur, souffla Verna en serrant Richard dans ses bras, qu’as-tu donc infligé à Ton enfant ?
Richard se dégagea et s’essuya les yeux.
— Partez, ma sœur, ou vous finirez par avoir des ennuis. Je viens de me conduire comme un idiot.
— Pourquoi ne m’as-tu pas raconté ça plus tôt ?
— Ce n’est pas un acte dont je suis fier, et vous êtes mon ennemie, ma sœur. (Richard remarqua que Verna avait les yeux humides.) Je n’ai pas menti, tout à l’heure : je vous tuerai toutes si c’est nécessaire. Aucun assassinat ne me répugne. Je suis un monstre : le messager de la mort. C’est pour ça que Kahlan n’a plus voulu de moi.
Verna écarta une mèche de cheveux du front de son protégé.
— Elle t’aime et elle a voulu te sauver. Un jour, tu comprendras. Hélas, je dois filer, à présent. Tu crois que tout ira bien ?
— J’en doute, ma sœur… Il y aura une guerre, et je devrai abattre beaucoup de Sœurs de la Lumière. J’espère que vous ne serez pas du nombre.
— Qui sait ce que le Créateur nous réserve, souffla Verna en caressant la joue de Richard.
— S’il a une once de pouvoir, vous redeviendrez une sœur plus vite que vous ne le pensez…
— Je dois partir, Richard. Bonne chance et ne perds jamais la foi.
Dès que Verna fut partie, le Sorcier enfila son manteau et prit son sac. Il devait agir maintenant, alors qu’elles avaient encore peur de lui. Et qu’elles doutaient…
Il s’assura que l’Épée de Vérité coulissait bien dans son fourreau, boucla la bandoulière de son sac, prit son arc et passa sur le balcon.
Il fixa solidement la corde récupérée dans ses affaires à la balustrade de pierre. Son couteau entre les dents, il se laissa glisser le long de la façade.
Vers les ténèbres…
Son élément.